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Markus

vendredi 16 décembre 2011, par Valentin.

Cette brève bande-son a été rédigée pour un dessin animé en 2010.

Au printemps 2010, l’auteur de bande dessinée Lewis Trondheim — mon acolyte désormais irremplaçable, avec qui j’avais notamment rédigé mon premier opéra — m’appelle pour me parler d’un projet de dessin animé1. À cette époque, il est en pleine publication d’un strip quotidien intitulé Bludzee, dont le projet en question se présenterait — si je comprends bien — comme un spin-off en dessin animé (oui, c’est plein de mots anglais intraduisibles, c’est le métier qui veut ça, coco).

Bludzee
© Lewis Trondheim, 2009.

Le personnage central de ce dessin animé serait donc Markus, un tueur à gages retors et imaginatif. Qui tue des gens, de façon retorse et imaginative. (Voilà pour le pitch, coco.)

Le format : une série d’épisodes courts (deux minutes), animés en Flash® (personne n’a dit que ce serait de bon goût), faussement enfantins mais en fait franchement gore, un peu dans le style des Happy Tree Friends — mais en plus mieux, évidemment.

Nonobstant le côté ontologiquement laid du Flash®, l’animation serait quand même accomplie de manière soignée par Jean-Matthieu Tanguy, autre comparse de Trondheim, et sur des décors joliments réalisés à l’aquarelle par le maître lui-même.

Quant à la musique... eh bien, c’est là que j’entre en scène.

Un studio avait donc été réservé pour enregistrer la musique... Un studio oui, mais pas de musiciens.

On n’allait pas s’arrêter à de si menus détails :

  • Lewis pouvait apporter son ukulele
  • Jean-Matthieu pouvait apporter sa guitare-basse
  • Lewis (aussi) pouvait apporter sa guimbarde vietnamienne
  • Je pouvais apporter mon mélodica
  • Lewis (encore) pouvait apporter son piano à pouces africain.
  • Lewis (enfin) pouvait mettre à contribution son kazoo.

À moi de faire quelque chose avec tout ça.

Nous étions au matin de la séance d’enregistrement et je disposais d’environ vingt minutes ; il ne m’en fallut que deux. Le dessin animé décrivant un plan diabolique qui s’exécutait implacablement, j’avais envie que la musique procède d’un même déroulement logique et un peu fou. Une musique qui « marche » (c’est-à-dire à deux temps) mais qui puisse aussi tourbillonner (donc des mesures ternaires) : tout pointait vers des mesures à 6/8 : une gigue... ou, mieux, une tarentelle.

Le rythme de la guimbarde étant fixé2, restait la mélodie. Mon premier souci était de ne pas utiliser un langage trop daté (c’est-à-dire correspondant à une mode en particulier, que ce soit celle d’aujourd’hui, de demain ou d’il y a deux siècles). De plus, la brièveté de la chose m’interdisait d’utiliser un langage authentiquement dépolarisé ; restait donc la possibilité d’un langage modal, de préférence un peu déglingué.

J’optai donc pour un mode de mi phrygien, bien connu des jazzmen3, ce qui me permettait de profiter de la note la plus grave de la guitare-basse (et d’écrire, au passage, la ligne de basse la plus facile du siècle) :

(Vous noterez le fa naturel, alors que dans un mode de mi mineur « classique » il y aurait eu un fa ♯ à la clé.)

Quant à la mélodie, elle allait être volontairement criarde : puisque je n’avais aucun instrument (à part le ukulele, mais honnêtement, qui s’en soucie ?) pour combler l’espace entre la basse et la mélodie, je pris le parti d’exagérer délibérément cet écart et ce déséquilibre, avec une mélodie très aigüe (à l’origine censée être jouée au mélodica, mais que j’enregistrai finalement au « piano à pouces »). Le but étant qu’elle ne soit pas trop chargée de sens (pour laisser de la place à l’image), je n’utilise presque aucun intervalle disjoint.

Ça pourrait sonner comme une mélodie populaire des Balkans. Ou de Grèce. Ou même d’Espagne. Ou, d’à peu près n’importe où ; ça ressemble vaguement à quelque chose mais on ne sait pas trop à quoi, et c’était parfait pour le projet.

Le plan était de réaliser ce premier épisode en tant que pilote, puis de le vendre à des chaînes de télé et de partir à la conquête du monde. En choisissant ce rythme de tarentelle et ce mode dit « phrygien », je me souviens avoir eu une pensée fugace pour Bernard Herrmann et ses musiques de film, par exemple l’introduction de North by Northwest ; j’avoue, dès l’écriture de cette mélodie en une poignée de secondes, avoir entrevu le jour lointain où ce dessin animé serait porté au cinéma et où l’on me demanderait d’en réaliser un arrangement symphonique pour grand orchestre.

Évidemment, ça n’a jamais abouti.

Mais encore, on aura quand même échappé au kazoo.

Valentin.


[1Ce fait est, en lui-même, assez remarquable : en général c’est plutôt moi qui l’appelle, régulièrement, pour lui demander avec une angoisse mal dissimulée si, par hasard, il n’aurait pas du boulot pour moi.

[2En fait, la rythmique ne fait pas intervenir que de la guimbarde ; en écoutant attentivement, vous pourrez entendre le bruit que fait Lewis en mettant son doigt à l’intérieur de sa joue. Collector.

[3Lesquels croient en général l’utiliser comme un mode alors qu’ils ne s’en servent que comme d’une pédale de dominante, ce qui n’ôte d’ailleurs rien à son efficacité.

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